Le Bois Rouge et la conjuration de 1789

 
 

La dénomination de « Bois Rouge», comme celle de Roode Bosch dont elle est la traduction, ne doit pas être prise à la lettre, car rien ne justifie pareille appellation. Il faut voir dans Roode Bosch une corruption du nom primitif Roobosch, qui se rencontre dans tous les anciens documents.

Ce bois est bien connu dans le pays d'Aubel à cause de sa proximité de la région herbagère, où même les taillis sont plutôt rares. Il y a une trentaine d'années, il a retenu l'attention des archéologues, qui y ont découvert un atelier préhistorique, c'est-à-dire un emplacement où l'homme de l'âge de la pierre taillait les silex, nombreux en cet endroit, pour en fabriquer ses instruments rudimentaires. Ils y ont recueilli de nombreux outils : pics, racloirs, grattoirs, perçoirs, etc. et on peut encore y trouver aujourd'hui quantité de silex dégrossis et une foule de débris de taille.

Le Bois Rouge est longé à l'Est par une voie remontant à l'époque romaine qui vient de Maestricht pour se diriger vers Henri-Chapelle et qui se poursuit par Limbourg et l’Hertogenwald pour aller rejoindre la grande chaussée de Cologne à Trèves. Un endroit situé au bord de cette « route militaire » a conservé le nom de Heerstraet.

De temps immémorial, vraisemblablement par suite d'une donation qui leur avait été faite par le chapitre de Notre-Dame d'Aix-la-Chapelle, le Bois Rouge, qui a actuellement une étendue d'environ 65 hectares, a été la propriété des habitants de Rémersdael. Ils possédaient aussi le bois contigu, dénommé Stateel, de 5 1/2 hectares, dont l'aliénation autorisée par arrêté royal du 10 décembre 1894, a été effectuée par la commune le 13 mars 1895.

Une partie du Bois Rouge de 40 hectares était, sous l'ancien régime, revendiquée par Fouron‑St-Martin. La carte de Ferraris, dessinée de 1770 à 1777 l'indique comme faisant partie du territoire de cette communauté.

Le Bois Rouge était administré par une commission composée du voortsmeester et des boschmannen. Celle-ci en avait vendu un canton pour créer, au profit de l'école, une fondation qui a servi jusqu'en 1843, à payer les frais d'instruction des enfants pauvres. Elle était administrée par la fabrique de l'église et elle a passé dans la suite à la commune, en vertu de sur les fondations en faveur de  l'enseignement public.

Lors de la mise en vigueur du code forestier du 19 décembre 1854, le Bois Rouge est devenu une propriété communale et il a été déclaré «bois d'affouage » par un jugement du tribunal de première instance de Verviers. En conséquence, les habitants conservaient le droit d’y prendre du bois de chauffage et de construction.

Le partage et la distribution par tirage au sort des coupes de bois étaient effectués par le conseil communal d'après le nombre de feux, c'est-à-dire entre les chefs de famille tenant ménage à part, domiciliés dans la commune depuis un an au moins. Cette délivrance en nature ne concernait pas seulement la coupe des taillis, mais aussi une partie de la coupe de futaie, les arbres de valeur étant réservés pour la vente publique. Un arrêté royal autorisait pour dix ans le partage sur pied des coupes, dont la délivrance était opérée par le service forestier. L'exploitation était faite par les intéressés, sous la garantie de trois habitants notables.

Lorsque G. Grondal a écrit ce livre, le Bois Rouge était administré pour le compte de la commune par le service des eaux et forêts. Les habitants jouissaient seulement du droit d'y aller, le jeudi, recueillir du bois mort. La majorité flamande arrivée au pouvoir de la commune fusionnée des Fourons a décidé de vendre les propriétés communales. Le bois dénommé "Bois Rouge" est ainsi devenu propriété de la Flandre.

Vers 1793, le Bois Rouge était le repaire d'une bande de chauffeurs qui terrorisaient la contrée, pillant particulièrement les habitations isolées, dont ils torturaient les occupants. Un écrivain wallon, Jules Leruth de Herve, a publié en 1906 le récit de l'attaque par ces brigands de la ferme de l'ancien couvent de Bolland.

Mais le Bois Rouge est surtout notoire dans la tradition et dans l'histoire, parce qu'il a été en 1799 le théâtre d'un épisode du soulèvement contre la domination française. Le souvenir en est resté dans la mémoire des villageois des environs. Dans son « Histoire du duché de Limbourg », Marcellin Lagarde en a donné une relation assez fantaisiste, fort différente de la réalité, telle qu'elle apparaît par l'examen des documents conservés dans les archives et que l'a présentée dans un savant travail le professeur Arthur Minder.

Le régime français était mal accueilli dans l'ancienne province de Limbourg, demeurée fidèle à la maison d'Autriche, dont elle espérait le retour. La persécution religieuse du gouvernement de la République avait indigné la population, profon­dément attachée à la foi catholique. Les fortes contributions et et les réquisitions de toute nature la frappaient lourdement La mise en vigueur de la loi de septembre 1798 sur la conscription militaire vint porter au comble son exaspération.

Les habitants du canton d'Aubel avaient particulièrement montré une grande opposition à l'exécution de cette loi. Au jour fixé pour l'inscription, aucun conscrit ne s'était présenté. Deux
commissaires spéciaux furent envoyés à Aubel et, sur leurs indications, la gendarmerie procéda à l'arrestation de quelques réfractaires. C'est alors qu'un complot se trama dans a région.

Le secret n'ayant pas été gardé, les autorités furent informées par le juge de paix que, dans une maison isolée de Teuven, on recrutait des hommes, surtout des conscrits, pour former une petite armée et qu'incessamment la rébellion allait éclater.

Les insurgés devaient se réunir au Bois Rouge et de là se porter sur Aubel pour y massacrer la gendarmerie et les fonctionnaires français. Des renforts furent demandés pour aller attaquer les rebelles à l'endroit même de leur rassemblement. Le 8 février 1799, vers onze heures du soir, une troupe de 28 hommes, gendarmes, hussards et fantassins, se mit en route vers le Bois Rouge.

Marcellin Lagarde situe erronément l'événement au mois de décembre 1796. D'après lui, le lieu de réunion était la ferme isolée de Strouvenbosch. Plus de 2.000 conjurés, venus, de plusieurs lieues à la ronde, se trouvaient au rendez-vous à l'heure convenue, les uns armés de fusils, les autres de fourches, de faux, de bâtons ferrés. Il s'agissait, écrit cet auteur, d'aller surprendre un détachement qui avait établi ses quartiers d'hiver dans le Bois Rouge, de s’emparer des caisses des agents comptables à Aubel et d'employer l’argent à former un corps de volontaires et à propager le mouvement insurrectionnel. (A l'encontre de cette assertion, il faut remarquer qu'à l'époque indiquée, il n'y avait pas de troupes bivouaquant dans notre région).

A une demi-heure de marche d'Aubel, les Français tombèrent sur l'avant-garde des rebelles. Les éclaireurs furent arrêtés et conduits, sous bonne escorte, dans la maison du brigadier de gendarmerie.

Vers minuit, la troupe française découvrit un rassemblement de 50 à 60 hommes dans le Bois Rouge. L'infanterie fit un feu de peloton et la cavalerie chargea. Mais les séditieux se dispersèrent et il ne fut fait qu'un seul prisonnier.

Ayant rétrogradé vers Aubel, l'infanterie en avant marchant au petit pas dans le plus grand silence, les Français se heurtèrent bientôt à un second rassemblement de 20 à 30 hommes, munis de fusils, de pistolets, de serpes et de faux. Les fantassins firent feu, puis les cavaliers chargèrent dans le bois.

Six insurgés furent pris les armes à la main, tandis qu'on en vit tomber à la lueur des détonations. Le lendemain matin, on ne retrouva que trois cadavres sur le lieu de la rencontre. Ces victimes étaient Jacob Smetz, ancien soldat autrichien, chez qui le complot avait été ourdi, Radermecker, garde‑forestier de Hombourg, et Bauer d'Epen, canton de Wittem. Deux révoltés qui avaient été recueillis dans une ferme voisine, succombèrent à la suite des blessures reçues lors du combat. Sur le terrain, les Français trouvèrent des fusils, des baïonnettes, des paquets de cartouches, des couteaux à gaine, des fourches, des chapelets, des crucifix et des reliques.

Mais, en fait, le détachement français n'avait rencontré qu’une faible partie des conjurés. Le gros de la troupe, constitué non seulement par des habitants du canton d'Aubel, mais aussi par de nombreux éléments venus de Henri-Chapelle, de Lontzen, de Limbourg, etc. avait réussi à prendre la fuite, grâce à l'obscurité de cette tragique nuit d'hiver. On apprit par la suite que ces rebelles s'étaient partagés en deux bandes, dont l'une devait s'être retirée au canton de Walhorn et l'autre, par le bois de Sinnich, au canton de Wittem.

Voici à présent le récit imagé, mais peu authentique, de la rencontre, fait en 1846 par Marcellin Lagarde.

«Un paysan de Slenaeken, qui devait faire partie de la réunion de la ferme de Strouvenbosch, était allé trouver les autorités françaises et leur avait dévoilé le complot. Celles-ci, instruites de l'heure où devait commencer l'attaque, envoyèrent un piquet de gendarmerie et un bataillon de troupes de ligne pour cerner le foyer de la conjuration. Guidées par le dénonciateur lui-même, ces troupes trompèrent facilement toute surveillance et arrivèrent sur les lieux sans que personne s'en doutât. Les conjurés avaient bien cru entendre un bruit, qui d'abord les avaient inquiétés, mais le silence de leurs sentinelles les rassura et leur fit croire que c'étaient de nouveaux renforts qui leur arrivaient.

» Toutes les dispositions bien prises et le signal du départ donné, nos patriotes se divisèrent en plusieurs pelotons et s'apprêtèrent à se mettre en marche dans les directions arrêtées. Ils entendirent alors un cliquetis d'armes et aperçurent des uniformes brillant dans l'obscurité. Aux premiers pas qu'ils voulurent faire, des baïonnettes, des sabres se croisèrent sur leurs poitrines.

» Il serait impossible de rendre le saisissement qu'éprouvèrent ces soldats improvisés. Autant ils étaient pleins de résolution et de courage pour aller surprendre l'ennemi, autant ils se sentirent trembler lorsqu'ils se virent surpris.

» Les Français cependant commencèrent à faire feu et à agir comme s'ils s'attendaient à une résistance sérieuse. Alors, disent les témoins oculaires (quelques‑uns sont encore vivants), ce fut un trouble, une confusion inexprimables, un affreux concert de jurements, d’imprécations, de cris de douleur et de désespoir. Parmi ces pauvres campagnards, très peu songèrent à se défendre Ils se jetèrent en foule par toutes les issues pour échapper aux balles qui sifflaient à leurs oreilles, aux coups de sabre qui tombaient sur eux de toutes parts. Cependant, grâce à l'obscurité qui facilita leur fuite et à la connaissance que presque tous avaient des localités, la plupart arrivèrent chez eux sains et saufs. Il n'y eut que cinq hommes de tués; une trentaine furent blessés plus ou moins grièvement et quatre furent faits prisonniers. »

Cette malheureuse tentative de révolte eut de fâcheuses conséquences.

L'administration centrale du département prit sans tarder des mesures de répression énergiques. Un commissaire spécial arriva à Aubel le 12 février, en même temps qu'un détachement de 50 hommes, chargés de désarmer les habitants du canton, qui fut mis en état de siège. Des otages furent pris dès le lendemain dans différentes communes, choisis dans les familles les plus notables.

Voici la liste des personnes qui furent arrêtées W. Brandt, de Teuven ‑ J. H. Cuvelier, assesseur a la justice de paix d'Aubel, de Neufchâteau ‑ J. N. de Coulons, avocat, de Clermont ‑ J. Delhez, agent municipal, de Julémont ‑ M. L. Demonty, agent municipal, de Clermont ‑ J. J. Fabritius, de Fouron‑St‑Pierre ‑ H. Franck, de Clermont ‑ G. Janssens, de Fouron‑St‑Martin ‑ J. J. Jonas, de Fouron‑St‑Martin - Lejeune, de Fouron-St-Pierre - W. Lenoir, cultivateur, de Hombourg ‑ L. Meesen, de Fouron‑St‑Martin ‑ Gérard Mertens, négociant, d'Aubel ‑ Nicolas Monami, cultivateur, de Julémont ‑ Jean Otten, de Clermont ‑ J. Schiervel, de Fouron‑St‑Pierre ‑ Guil. Max Somja, cultivateur, de Julémont ‑ Jean Th. Stassen, cultivateur, d'Aubel.

Conduits à Liège, ces otages furent d'abord détenus dans les cloîtres de St-Jean, puis ils furent autorisés à résider dans une auberge. Si l'un d'eux venait à quitter, le canton devait être rendu responsable et il serait pris sur le champ trois autres otages.

La tranquillité la plus complète régna dès lors dans la région, où des patrouilles circulaient de jour et de nuit.

Le 22 février, les otages furent autorisés à retourner dans leurs foyers et l'état de siège fut levé. Il resta toutefois dans le canton une force armée, qui fut placée de préférence dans les familles des conscrits réfractaires.

Les prisonniers pris les armes à la main avaient été conduits à Liège dans la prison St‑Léonard, sauf l'un d'eux qui avait succombé à Herve à la suite de ses blessures. Les cinq autres comparurent le 7 avril 1799 devant le Conseil de guerre. Un fut acquitté et quatre condamnés à mort. Ceux-ci furent exécutés militairement derrière la porte du rempart St‑Léonard. C'étaient Michel de Sippenaeken, Nissen de Hombourg, Reep de Lontzen et Stassen d'Aubel.
C'est par erreur que Marcellin Lagarde rapporte que les exécutions eurent lieu « sur la grande place d'Aubel, en présence d’un concours considérable de spectateurs, sur les figures desquels  étaient peintes la douleur et la stupéfaction ».

Tel fut le tragique aboutissement de la conjuration du Bois Rouge, le seul épisode marquant dans le Limbourg de l’insurrection contre le régime français, appelée la « Guerre des Paysans », qui éclata dans plusieurs provinces, mais fut particulièrement acharnée dans le Luxembourg.

 

Albert Stassen a écrit une autre version de cette histoire.

 

 

Page mise à jour le 23 juin 2020